Roger Apéry - Mathématicien Français à l'Université de Caen - Sa biographie sur le site PIM

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Roger Apéry, 14 novembre 1916- 18 décembre 1994 : un mathématicien radical


Traduction française par Pierre Karila et Mireille Saunier de
Roger Apéry, 1916-1999 : A Radical Mathematician by François Apéry
The Mathematical Intelligencer, vol. 18, n° 2, 1996, pp. 54-61

 

Un amoureux des spaghetti

Georges Apéry, son père, était grec. Né à Constantinople en 1887, il arriva en France en 1903 pour préparer l’Ecole Normale Supérieure d’Ingénieurs (ENSI) à Grenoble. S’engageant comme volontaire de façon à obtenir la nationalité française en 1914, il prit part à la campagne des Dardanelles en 1915 et fut rapatrié en France à bord d’un navire-hôpital après avoir contracté la typhoïde. Plus tard il put aller à Rouen, où il épousa Justine Vander Cruyssen. Elle avait francisé son nom en Delacroix, et, comme elle n’aimait pas son prénom, se faisait appeler Louise. C’est à Rouen qu’est né leur fils unique, Roger Apéry, le 14 Novembre 1916.

Il passa son enfance à Lille jusqu’en 1926, où la famille emménagea à Paris. Installant sa famille dans un appartement avec eau froide, rue de la Goutte d’Or, dans le 18ième arrondissement, son père comptait sur une amélioration de la situation pour emménager dans un meilleur logement. Mais Georges Apéry, comme tant d’autres, fut victime de la crise économique de 1929 : il perdit son poste d’ingénieur, et, considéré comme trop vieux, ne put jamais retravailler dans son domaine. Il fut gardien au Ministère des Anciens Combattants. Louise donnait des cours de piano ici et là, mais l’espoir de jours meilleurs s’évanouissait et ils demeurèrent le reste de leur vie dans l’appartement en mauvais état, avec des toilettes communes, sans gaz et chauffés seulement par le vieux fourneau en fonte de la cuisine. Ils s’éclairaient à la lampe à huile jusqu’à ce que, après la seconde guerre mondiale, Georges installa lui-même l’électricité.

Il était naturel qu’un jeune garçon tente de trouver une issue pour échapper à un tel environnement. Roger, encouragé par ses parents, suivit la voie républicaine et s’en remit à la réussite universitaire.

Intellectuel, au sens où il consacrait tout son temps à la recherche, il était susceptible et se sentait un peu diminué lorsqu’un problème demandait une solution technique. Sa première et unique expérience de travail manuel, dans un cours de travail du bois à l’école, se termina par une planche cassée sur la tête d’un condisciple.

Grand amateur d’échecs, il gagnait régulièrement contre les étudiants de l’Université de Caen, et en 1966 il présida le " cercle Alekhine " qui venait de se créer. Il fut fier d’être le seul gagnant dans un match en simultané contre le champion des Pays-Bas quelques années plus tard (au cours d’une rencontre mathématique à Anvers).

Sa vie sentimentale fut perturbée. Il se maria en 1947 et eut trois fils ; mais cette vie familiale, faite de tension et d’amertume, finit en divorce en 1971. Un deuxième mariage en1972 fut suivi d’un deuxième divorce en 1977. Il semblait ne pas pouvoir concilier la vie familiale, la recherche mathématique et l'activisme politique.

Il avait hérité du côté grec un goût pour les pâtes et un appétit plus que solide (son grand-père était mort d’une indigestion de spaghetti), ainsi que l’habitude de boire du café très fort accompagné d’un verre d’eau.

Son inclination pour la musique lui venait de sa mère : elle lui apprit assez de piano pour qu’il pût envisager, à 18 ans, une carrière musicale, mais ses parents lui montrèrent les aléas d’une telle voie. Il se dirigea donc vers les mathématiques, pour lesquelles il se montra très tôt prometteur.

De son père enfin il hérita son amour de la campagne, son intransigeance dans la défense des idées républicaines incarnées par Clémenceau, et peut-être un certain besoin d’avoir toujours raison. Il n’apprit jamais à faire des concessions, même quand cela aurait pu faire avancer sa cause. Ce caractère ainsi que sa résistance occasionnelle au décorum social le plus élémentaire peuvent expliquer sa carrière non conformiste – surtout lorsqu’on les associe avec son comportement erratique de professeur distrait.(les étudiants de Caen ont longtemps raconté l’épisode où le concierge a interrompu son cours parce qu’il y avait un enfant en pleurs sur sa moto : il avait oublié de retirer son fils du siège-bébé).

Il subit une opération pour un cancer du colon ; mais c’est la maladie de Parkinson, diagnostiquée pour la première fois en 1977, qui a causé sa mort. Elle avait usé ses capacités motrices, réduisant ses sorties, l’empêchant d’écrire et de jouer du piano, et finalement s’attaqua à ses capacités intellectuelles. Il mourut le 18 Décembre 1994, à Caen.

Education : il faut faire un peu de chimie

Roger fut un étudiant solitaire et studieux ; il était en pension et rapportait à la maison prix sur prix. Il quitta le lycée Faidherbe de Lille en 1926 après avoir sauté deux classes, et se fit une réputation de crack au lycée Ledru-Rollin et à Louis-le-Grand à Paris. Il était passionné d’histoire, et par dessus tout de mathématiques ; il était moins féru de langues et parlait seulement un peu l’allemand et l’italien.

A 8 ans, il s’intéressait à la " preuve par neuf " ; à 12 ans au postulat d’Euclide ; mais à 16 ans il apprit d’un ancien professeur que le birapport des pentes des quatre tangentes menées d’un point à une cubique plane non singulière est un invariant projectif de la courbe, et ainsi commença sa passion pour la géométrie algébrique.

Il ne fut que troisième au Concours Général de mathématiques en 1932, pour avoir écrit que la valeur absolue d’une somme est la somme des valeurs absolues. L’année suivante, au Concours Général en dernière année de lycée, il apprit par une fuite du fils d’un membre du jury qu’il avait la meilleure note sur Paris. Malheureusement, quand les résultats furent affichés, il avait été battu d’un cheveu par un étudiant de province : Gustave Choquet. Il dut se contenter du deuxième prix de mathématiques et d’une mention honorable en physique.

Il fut reçu au baccalauréat de mathématiques et philosophie en 1933 et intégra la taupe de Paul Robert. (Plus tard, Robert fit publier le premier article scientifique d’Apéry dans la Revue de Mathématiques Spéciales). Sa trop grande activité politique l’empêcha d’intégrer l’Ecole Normale Supérieure en 1935 : malgré un score quasi-parfait en mathématiques, il ne fut classé que 93ième.

" Monsieur Apéry, vous devriez faire un peu de chimie ", lui dit Robert – un conseil crucial pour le concours de l’année suivante. A l’oral l’examinateur lui dit " Que vous ai-je donné l’année dernière ? J’espère que cette année vous connaissez la réponse ". Il la connaissait, bien sûr. En analyse, confronté à une série à sommer, il commença par en étudier les premiers termes. " Vous pourriez aller vous faire voir ailleurs " s’écria Jean Favard de sa voix de stentor.

(Plus tard, quand il fut dans le cours de Favard à la Sorbonne, il fut surpris de découvrir certains de ses condisciples au café d’en face. " Nous ne séchons pas " dirent-ils ; " c’est plus confortable ici, et on l’entend tout aussi bien .")

Il entra second, rue d’Ulm, en 1936, et, appuyé par un aîné, Raymond Marrot, il sortit cacique d’agrégation en ayant obtenu en même temps son Diplôme d’études Supérieures en géométrie symplectique sous la direction d’Elie Cartan.

L’agrégation n’est pas un objectif principal pour un futur chercheur ; l’intérêt d’un bon classement est d’assurer un bon début pour une carrière d’enseignant. Cependant, les étudiants de l’Ecole Normale Supérieure considère traditionnellement ce concours comme une compétition entre eux. Le favori de 1939 fut une favorite : Jacqueline Ferrand (qui devait devenir une géomètre célèbre sous le nom de Jacqueline Lelong-Ferrand). Sa réputation d’efficacité intimidait les concurrents. Marrot, qui avait entendu Apéry lors de son oral d’entrée, savait de quels feux d’artifice il était capable et que cela pouvait faire la différence, à condition de pouvoir les produire au bon moment. Ce qu’il fallait, c’était la motivation pour relever le défi.

A cette époque, les étudiants de l’Ecole Normale Supérieure aimaient à se diviser en deux camps hostiles : ceux qui allaient à la messe, les talas (de " ceux qui vont-à-la messe), et ceux qui n’y allaient pas, les anti-talas. Apéry était un anti-tala enragé. Marrot lui dit " vous n’allez quand même pas laisser une tala prendre la première place ? ". A partir de ce moment, Apéry commença à s’entraîner avec Marrot comme mentor, et la course démarra. 

L’une des trois épreuves écrites était une épreuve d’analyse préparée par Jean Dieudonné. Il se souvient : " Je faisais partie du jury d’agrégation, pour la seule fois de ma vie, d’ailleurs, et j’ai donné un problème d’analyse assez peu commun. Deux copies m’ont impressionné par leur sens de l’analyse et leur maturité précoce, qui était chose rare parmi les candidats à l’agrégation. Ces deux copies étaient celles de Roger Apéry et de Jacqueline Ferrand ". Du point de vue du candidat, maintenant, cela donne : " Je ne me suis jamais autant ennuyé avec une épreuve d’analyse. Après avoir lu le sujet, je me suis dit que ce serait idiot de rendre copie blanche. J’ai donc fait la première question, puis la seconde, et l’une après l’autre, jusqu’au moment où, les sept heures étant écoulées, j’étais en train de finir la dernière. Mais à aucun moment je n’ai réussi à saisir l’esprit du problème ". Pourtant c’était assez bon pour que Dieudonné lui donne la note maximum.

Pour se reposer après l’écrit, sa mère l’emmena dîner : on lui servit une assiette débordante de merlans, et il en avala 37 avant de se déclarer rassasié.

A l’oral, Apéry fit la connaissance de Jean Dieudonné, qui allait demeurer son ami. Impressionné par son aplomb pendant l'oral d’algèbre, Dieudonné s’exclama, "  Monsieur Apéry, vous savez vraiment jongler avec les déterminants ! ". Puis il demanda, " Avez vous lu Van der Waerden ? ". Apéry reconnut que non, mais continua : "  Ce livre ne figure pas dans la Bibliothèque de l’Ecole ". Ce fut une excuse suffisante pour lui assurer la première place, qu’il partagea avec sa rivale Jacqueline Ferrand. Le livre apparut l’année suivante dans la Bibliothèque de l’Ecole.

La géométrie algébrique italienne : j’ai entendu dire que vous êtes en Allemagne

Il est mobilisé en Septembre 1939 et fait prisonnier de guerre en Juin 1940 ; il est ensuite rapatrié avec une pleurésie en Juin 1941 et hospitalisé jusqu’en Août 1941. Durant sa captivité il reste en contact avec Lucien Godeaux, ainsi qu’avec Francesco Severi, dont il reçoit plusieurs articles par le biais de la Croix Rouge. Il reçoit par exemple la lettre suivante en 1941 : " Cher Apéry, j’ai entendu dire que vous étiez en Allemagne. Vous devriez en profiter pour rendre visite au professeur X à l’université de Göttingen…, signé F. Severi ".

Il a la chance de recevoir de Georges Bruhat, directeur de l’Ecole Normale Supérieure, un poste de recherche au CNRS ; puis en 1943, Elie Cartan, qui était intervenu auprès des autorités pour le faire rapatrier, lui offre un poste d’assistant à la Sorbonne. Il reprend alors sa production mathématique qui avait été interrompue par la guerre ; il écrit sa thèse de doctorat en géométrie algébrique sous la direction de Paul Dubreil et René Garnier en 1947, et devient cette année-là le plus jeune Maître de Conférences de France, à Rennes.

Il donne en 1948 le Cours Peccot au Collège de France sur le thème " Géométrie algébrique et idéaux ". Il devient professeur à Caen en 1949. Sa spécialité, de la géométrie algébrique sur le corps des complexes, glisse alors progressivement à la géométrie algébrique sur les rationnels, puis vers la théorie des nombres.

Entre 1939 et 1948, ses travaux sur la géométrie algébrique italienne dans la tradition de F. Severi et L. Godeaux aboutissent à sa thèse, dans laquelle il propose une théorie des idéaux dans le cadre des anneaux commutatifs gradués sans diviseur de zéro, et applique cette théorie à la notion de liaison entre les variétés algébriques. Il démontre en particulier le théorème de la liaison entre courbes, qui affirme que toute courbe spatiale du 1er ordre dans P3 est équivalente modulo une liaison à une intersection complète. (Ce théorème fut redécouvert plus tard par F. Gaeta et fut généralisé par C. Peskine et L. Szpiro en 1974, avec des améliorations par A. Prabhakar Rao en 1979.) Il généralise aussi un résultat de Van der Waerden sur le degré d’intersection d’une surface avec une variété de codimension 2, et construit une variété de degré 22 dans P13 pour laquelle les sections sont des courbes canoniques de genre 12, en contradiction avec une conjecture de Fano.

Il n’est jamais monté dans le train des schémas que Grothendieck lança au début des années soixante, mais au cours de l’été 1964, au Séminaire de mathématiques supérieures de Montréal, Dieudonné, qui faisait un exposé sur la géométrie algébrique des schémas, fit appel à Apéry pour la traduction simultanée de tous les résultats en langage mathématique classique.

En 1945 il prouve le résultat suivant en topologie algébrique au sujet du voisinage d’une courbe de surface algébrique. Si, ni la courbe algébrique, ni la surface algébrique n’ont de points singuliers, alors la frontière d’un voisinage approprié de la courbe est un espace fibré de Seifert dont le premier nombre de Betti est celui de la courbe et dont le coefficient de torsion est le degré du diviseur défini par la courbe.

Diophantienne : j’ai dit non triviale

Dans les années cinquante il se tourne vers l’arithmétique, ce qui se manifeste de façon remarquable par son étude sur l’équation diophantienne x² + A = pn, où A est un entier positif donné et p un nombre premier. Il démontre que, sauf dans le cas où p=2, A=7 - traité par Ramanujan et Nagell -, il existe au plus deux solutions. En 1963, Helmut Hasse, qui avait été étudiant avec Hensel, s’inquiéte de ne pas comprendre la preuve, bien qu’elle fut basée sur la méthode p-adique de Skolem. Cédant aux demandes de Charles Pisot, Apéry répond à Hasse, en citant sa Zahlentheorie. Il lui était difficile de réprimer ses sentiments envers cet homme qui était venu sous l’Occupation, en uniforme de la Marine, demander la collaboration de mathématiciens français au Zentralblatt für Mathematik, et qui, de plus, lui avait semblé, lors de leur rencontre en 1960, être resté fidèle aux années d’avant 1945 - à en juger par sa remarque : " Je n’aime pas la ville de Caen, c’est là que l’invasion a commencé ".

En 1974, Apéry présente aux Journées arithmétiques de Bordeaux un résultat sur une conjecture de Mordell concernant l’existence de solutions rationnelles non triviales à l’équation y² = px4 + 1, lorsque p est un nombre premier congru à 5 modulo 8. Il réussit à prouver par un argument de descente que le groupe de cette courbe de genre 1 est soit d’ordre 1 soit d’ordre 0, selon que l’équation pX4 – 4Y4 = Z² admet ou non des solutions entières non triviales.

Le sommet de sa carrière fut de démontrer, à plus de 60 ans, l’irrationalité de z (3). Ayant remarqué que les procédures développées pour sommer des séries divergentes dans le cadre de la théorie des fonctions complexes sont des accélérateurs de convergence, il les applique afin de construire des séquences de nombres rationnels pour lesquels la rapidité de convergence implique l’irrationalité de leur limite. Cette méthode fonctionne pour les logarithmes de rationnels supérieurs à 1 et pour z (2) ; appliquée à la série

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qu’il obtient de la diagonale d’une table numérique due à Ramanujan, cela lui permet de démontrer l’irrationalité de z (3) en 1977. H. Cohen démontra par la suite que la méthode s’applique aussi à p /3 Ö 3, et M. Prevost put en déduire l’irrationalité de la somme des réciproques des nombres de Fibonacci.

Apéry, à la manière de Diophante, Fermat, Euler, Kronecker ou Ramanujan, ressentait une sympathie personnelle pour des nombres particuliers, bien qu’il n’ait jamais terminé le livre Diophantienne qu’il leur dédiait.

Au cours d’un dîner de mathématiciens à Kingston, au Canada, en 1979, la conversation se porta sur le dernier théorème de Fermat, et Enrico Bombieri proposa un problème : démontrer que l’équation

n ³ 3

n’a pas de solution non triviale. Apéry quitta la table et revint au petit déjeuner avec la solution n = 3, x = 10, y = 16, z = 17. Bombieri répliqua sèchement : " J’ai dit non triviale ".

L’engagement politique : Molière avait raison de ne pas aimer les prêtres

Parallèlement à ses travaux mathématiques, Apéry était plongé depuis sa jeunesse dans la politique, sous la bannière du radicalisme.

Alors qu’il était en seconde à Louis-le-Grand, il était pensionnaire chez les Frères de L’Ecole catholique Bossuet. Le Père Supérieur, fouillant dans les papiers d’Apéry en son absence, découvrit un tract contenant ces mots : " Molière, qui avait raison de ne pas aimer les prêtres … ". Ce " qui avait raison " lui valut une retenue de la part du directeur, et l’expérience confirma qu’il était un " anti-tala " et que son anticléricalisme le prédisposait à rejoindre le Parti Radical.

Si sa conscience politique se cristallisa très tôt autour de la laïcité, son activité politique date des émeutes de février 1934, lorsqu’il rejoignit le Parti Radical de Camille Pelletan. En 1936, le parti de Camille Pelletan remporta deux sièges classés " divers gauche " à l’Assemblée législative du Front Populaire qu’il soutenait activement.

Il n’était pas facile d’être anticlérical rue d’Ulm avant 1940 ; son ami littéraire Robert Escarpit, qui partageait secrètement ses convictions, enviait ce grand mangeur de curés qui osait s’afficher comme le Pape du Radical-Socialisme. Ses condisciples l’accueillaient avec des railleries, chantant " Ave, ave, ave Apéry " sur l’air de " Ave Maria ", et lorsqu’il essaya de les enrôler dans l’Amicale Républicaine de L’Ecole Normale qu’il venait de fonder, ils se moquèrent de lui en l’affublant d’autres noms.

En 1938, Apéry signa la pétition d’Edouard Herriot contre les accords de Munich, et renvoya sa carte du Parti Radical à l’autre Edouard, Daladier.

A son retour de captivité en 1941, Apéry se replongea dans l’action politique sous l’influence de son ami Marrot, qui était communiste. Ceci malgré sa déception devant l’attitude du Parti Communiste envers le Traité de Non-agression entre l’Allemagne nazie et l’Union Soviétique en 1939 qui avait mis fin à tous ses espoirs en faveur du Front Populaire. Il s’engagea dans le réseau Louis-Fernand-Marty sous le pseudonyme de Arthur Morin. Il devint président du Front National, un mouvement de résistance au sein de l’Ecole Normale Supérieure, quand son prédécesseur, Marc Zamansky, fut arrêté et déporté à Mathausen. Apéry organisa une marche de protestation contre les arrestations de Georges Bruhat et de Jean Baillou ; il participa à la manifestation contre l’obligation de porter l’étoile jaune ; il distribua la presse clandestine, Le Courrier du Peuple entre autres (incarnation clandestine du journal Le Jacobin, organe des Jeunes Radicaux-Socialistes de la Seine), qui parut pour la première fois lors de son retour du stalag ; il fit passer des hommes dans la clandestinité, fabriqua des faux papiers d’identité et transporta des armes.

Le danger était omniprésent, et son courage atteignait parfois la témérité, comme lorsqu’il insulta un adjudant français en uniforme allemand à Drancy et le menaça de la cour martiale, sous l’œil d’un officier allemand, qui heureusement ne parlait pas français. En tout cas, Le Courrier du Peuple ne camouflait pas son message sous des formules ésopiennes : " Au travail, peuple de France ! Détruisez l’effort de guerre allemand grâce aux bombes et au sabotage ! Plutôt que de pleurer sur les victimes des bombardements, le peuple devrait se jeter dans la résistance et concurrencer la Royal Air Force en matière de destruction des usines et des équipements allemands ". Et ceci date de novembre 1943.

Lorsque la Gestapo arrêta un étudiant absent de la rue d’Ulm dans la nuit du 4 Août 1944, elle entreprit une fouille systématique des lieux. Apéry, qui fabriquait de faux papiers dans sa chambre, brûla tous les documents compromettants. La Gestapo emmena en otages Madame Bruhat et Madame Baillou, pour les échanger le lendemain contre leurs maris ; la lingère, sans en comprendre les implications, se plaignait bruyamment des cendres dans la chambre d’Apéry. Bruhat et Baillou furent déportés et Bruhat périt à Buchenwald.

C’est un miracle qu’Apéry ait survécu sans une égratignure. Sa personnalité du genre tout-ou-rien, associée à une manière d’être distraite et absente, formait une combinaison incompatible avec les précautions nécessaires en ces temps-là. Il sentit plusieurs fois le souffle du danger sur lui, mais il prenait un plaisir enfantin à des épisodes comme celui où il fut arrêté par la Gestapo sur le Boul’mich’ avec un long paquet enveloppé de journaux sous le bras. " Est-ce un fusil ? " "  Non, c’est une jambe ". C’était la prothèse de Marrot, qu’il emmenait en réparation.

Apéry reçut la Croix de Combattant Volontaire, comme son père l’avait lui-même reçu après la Première Guerre Mondiale.

Les communistes se discréditèrent à ses yeux après 1948 lorsqu’ils défendirent le soutien que les Soviétiques apportaient à la biologie de Lysenko. En privé, et dans des discours publics en 1952, il mettait en garde contre l’influence d’une ligne marxiste dans les mathématiques en France.

Pour Mendès-France Contre de Gaulle : Merci de votre témoignage

Il a déclaré lui-même à propos de ses activités politiques au cours des années 50 : " Ma place est dans le parti de Ledru-Rollin, Clémenceau, Herriot, et Mendès-France, qui représente la tradition jacobine ". A l’invitation de Mendès-France, il fut l’un des fondateurs de la revue Les Cahiers de le République ; c’est lui qui en avait suggéré le nom. En tant que candidat sur la liste mendésiste pour les élections législatives de Janvier 1956, il dut affronter la tactique du bras de fer des bouilleurs de cru, qui interrompaient ses meetings et essayaient d’intimider les ouvriers agricoles présents.

Apéry soutint fidèlement Mendès-France dans les querelles internes du parti et contre les attaques des gaullistes et des communistes. Il vint devant le tribunal du Mouvement de la Paix en 1954 pour vilipender en tant que " pacifiste " les opposants à la politique de Mendès-France en Indochine.

Le 11 Juin 1957, les parachutistes du Général Massu à Alger arrêtèrent un militant communiste, Maurice Audin, assistant français de mathématiques à l’Université d’Alger. Un rapport militaire du 25 juin signalait qu’il s’était évadé. On ne le revit jamais. Ainsi commença l’Affaire Audin. Sa famille et ses amis doutaient qu’il se soit évadé et soupçonnaient qu’il était mort sous la torture. Des intellectuels menés par Laurent Schwartz formèrent le Comité Audin pour rendre l’affaire publique et demander des comptes aux autorités.

Apéry était chargé du Comité Audin dans le Calvados et diffusa le travail de Pierre Vidal-Naquet sur l’affaire ; il fit passer une motion au Congrès Radical en 1957. Plus tard, il abandonna le Comité Audin parce qu’il pensait qu’on l’utilisait pour diffamer la politique française dans son ensemble.

Il mena dans le Calvados une campagne active pour la légalité républicaine contre le coup de force du Général de Gaulle en 1958. Au cours des manœuvres de préparation pour l’élection présidentielle, Apéry réussit à réconcilier les factions de l’Union des Forces Démocratiques. (Le candidat U.D.F, nommé par lui, était le célèbre mathématicien Albert Châtelet.) Ils voulaient prouver qu’il y avait quelque chose entre de Gaulle et les communistes : ce quelque chose fut 8,4% des votes.

Il demeura loyal à la vision de Mendès-France sur l’Afrique du Nord au sein de l’Union Française. Envoyé en Algérie en mission d’étude sur le terrain en tant que lieutenant de réserve en 1959, il fit un rapport au Général de Gaulle sur les défauts du système colonial mais refusa de caractériser le colonialisme comme étant simplement " une action des exploiteurs en liaison avec des tortionnaires ".

Lorsqu’un groupe d’officiers se plaignit du caractère antinationaliste de l’Université française et prêcha la désobéissance, la cœur radical d’Apéry se remit à battre, et il rappela aux militaires leur devoir constitutionnel de soumission à la règle civile. " Merci pour votre témoignage " fut la réponse lapidaire du Général.

Apéry ne devait jamais pardonner à de Gaulle sa façon militaire de revenir au pouvoir, ni d’avoir abandonné l’Algérie dans les pires conditions en 1962.

Après des années à des postes de responsabilité dans le Parti Radical, il démissionna en 1969, sentant que l’esprit républicain y avait disparu. Il cessa complètement de s’impliquer dans la vie politique électorale ; avec le départ du Général de Gaulle, il avait le sentiment que la République n’était plus menacée.

Un intuitionniste en herbe

Tout comme sa philosophie politique, sa vision des mathématiques était individualiste et rebelle à toute orthodoxie.

Il était constructiviste. Il considérait que le formalisme - dont l’école de Hilbert était le champion (relayé ensuite par Nicolas Bourbaki) - est une philosophie a priori fondée sur une métaphysique de l’infini, et qu’elle ne correspond pas à la pratique du mathématicien au travail. Mettant en œuvre ce qu’il prêchait, il déclina l’invitation de Dieudonné de rejoindre Bourbaki. Plus tard, lors d’un congrès de philosophie, Dieudonné l’appela " intuitionniste en herbe ".

Il dirigea le cercle de philosophie scientifique de l’Ecole Normale Supérieure dès 1944. Il affrontait régulièrement Dieudonné lors de ces forums, défendant avec ténacité un pragmatisme proche de celui de Poincaré, Borel ou Denjoy (bien que prenant ses distances avec Brouwer) et refusant l’idéalisme de Bourbaki. Il collabora à la revue Dialectica de Fredinand Gonseth, devint membre du comité de rédaction de celle-ci en 1952 et conseiller de direction en 1966.

La position dominante de Bourbaki signifiait à l’époque que les anti-bourbakistes étaient marginalisés. Mais comme il n’avait pas non plus de sympathie pour tous les autres marginalisés, Apéry se retrouva finalement quasiment isolé.

Il demeura capable d’offrir une défense acharnée aux victimes potentielles de l’idéologie à la mode, comme sur la " question de Halberstadt ", du nom de l’algébriste qui de l’avis de son parrain Marc Krasner était lui aussi menacé d’ostracisme. Il apporta son soutien à l’appel " pour la liberté en mathématiques " lancé par Krasner et Chevalley en 1982, en réponse à la recrudescence de la " question de Halberstadt " dans les éditoriaux des Comptes Rendus de l’Académie des Sciences de Paris.

Il se sentait proche de Marc Krasner sur le plan philosophique, et partageait aussi avec lui une affinité pour les chats, l’amour des Balkans, et un goût immodéré pour les plaisirs de la table. Krasner prit la tête d’une excursion mémorable pour manger une bouillabaisse dans un restaurant du port, à Nice, après une session d’un congrès international. Il commanda des hors-d'œuvre et la " royale " pour les 10 mathématiciens ; ils abandonnèrent l’un après l’autre avec toutes sortes d’excuses boîteuses, par exemple qu’ils ne voulaient pas rater les conférences de l’après-midi ; les seuls qui finirent ce festin gargantuesque furent Krasner et Apéry.

A la fin des années soixante, il repartit à l’attaque de la théorie des ensembles de Cantor, optant pour la théorie des catégories, mieux adaptée selon lui aux besoins des mathématiques. Face à André Revuz lors d’un débat à la radio en 1972, il attaqua les réformes de l’enseignement de Lichnérowicz, niant que la stagnation qui avait précédé pût servir de justification à l’abandon du raisonnement géométrique et à la consécration de la théorie cantorienne des ensembles. Les réformes furent adoptées ; il s’inquiéta de ce qu’il y aurait une réaction violente de l’opinion publique contre les mathématiques 20 ans plus tard, prophétie qui malheureusement se réalisa.

Les instigateurs de la réforme Lichnérowicz insistaient sur la loyauté envers leur programme et essayaient de stigmatiser toute opposition comme réactionnaire, ce qui ne fit que durcir la position d’Apéry et accroître son isolement dans la communauté. Cela alla si loin que lors des Journées Arithmétiques de Marseille en 1978, sa conférence sur l’irrationalité de z (3) fut accueillie par des manifestations de doute, d’incrédulité, et finalement un chahut. Cette humiliation sera finalement effacée par la reconnaissance de sa démonstration au Congrès d’Helsinki.

Apéry a péri

A l’Ecole Normale Supérieure il était toujours le boute-en-train, toujours prêt pour un de ces canulars qui font la renommée des normaliens.

Il trouva en Marrot le grand frère qui lui avait manqué dans son enfance. Marrot le soutenait dans son iconoclasme. Marrot l’incita à se relancer dans la politique après la libération : " Tu es à l’âge où l’on choisit de devenir bourgeois ou pas ". Marrot fut son témoin à son mariage. Puis en 1948, un ouvrier du gaz oublia de remettre en place un joint après un contrôle de routine, et Raymond Marrot, récemment nommé Maître de Conférences à Bordeaux, fut asphyxié en même temps que sa mère. Selon son entourage, ce fut un coup très dur pour Apéry.

Dans les années cinquante, alors qu’il était en vacances à Naples, il demanda dans un café s’il y avait dans la ville un mathématicien connu. On l’envoya au légendaire Renato Cacciopoli. Descendant d’anarchistes et d’aristocrates (c’était un petit-neveu de Bakounine), il était militant communiste et évoluait dans les cercles littéraires tout en étant professeur de mathématiques à Padoue puis à Naples. Apéry obtint l’adresse de Cacciopoli et alla se présenter : "Sono matematico francese… ". Mais Cacciopoli l’interrompit dans un français impeccable et l’invita à prendre un expresso comme seuls les Italiens savent en faire, et à jouer du piano à quatre mains, Cacciopoli chantant d’une voix assourdissante des airs de Verdi. Leur amitié devait durer jusqu’au suicide de Cacciopoli en 1959.

Apéry était un enfant de la gauche patriotique et méritocratique. Il ne comprit jamais les intellectuels qui professaient l’égalitarisme dans l’enseignement et néanmoins regardaient de haut l’enseignement technique, qui donne aux enfants les moins privilégiés la possibilité d’un emploi que les moyens de leur famille ne pourraient pas leur permettre. Ses propres enfants suivirent des enseignements techniques.

Il mettait les gauchistes de 1968 dans le même sac que les Jeunesses Hitlériennes. Il s’opposa au programme anti-élitiste – élimination des récompenses, emplois de titulaires, et facultés – comme remplaçant les valeurs d’étude et de travail par le népotisme et le favoritisme. Regroupant de vieux amis de la Résistance, il fut à la tête du groupe connu comme " les trente-quatre " qui s’opposa à la démission de l’Assemblée de la Faculté des Sciences de Caen ; il rassembla des collègues d’autres régions et de toutes les disciplines pour un appel national en Juin 1969, contre la dégradation des universités. C’était pour lui maintenir les convictions politiques de toute sa vie, bien qu’aux yeux de certains il parût à présent aussi réactionnaire qu’il avait été progressiste.

La Résistance contre le Nazisme sous l’Occupation, et la résistance au gauchisme – pour ces deux raisons le Président Pompidou le nomma Chevalier de l’Ordre National de la Légion d’Honneur en Décembre 1970. Il reçut sa décoration des mains de Jean Dieudonné.

Les ressentiments perdurèrent, et il se retrouva seul dans son domaine. Il avait fait preuve de la même résolution tenace pour défendre la libre pensée contre le cléricalisme, le radicalisme contre la Droite en 1934, la Résistance contre le National-Socialisme en 1940, la République contre le Gaullisme en 1958, le constructivisme contre le Bourbakisme, l’université contre le gauchisme en 1968. Les graffitistes eurent cependant le dernier mot : Apéry a péri.